Le Français aujourd’hui 175, décembre 2011 : “Littérature et linguistique : dialogue ou coexistence ?”
Coordination : Marie-Anne PAVEAU, Sandrine VAUDREY-LUIGI
Textes de : Bénédicte ETIENNE, Jacques DAVID, Déborah COIRAULT, Sandrine VAUDREY-LUIGI, Chloé LAPLANTINE, Catherine BORÉ, Christian BOUILLON, Dominique MAINGUENEAU, Marie-ANNE PAVEAU, Jean-Michel ADAM (postface)
Résumés :
♦ De la dérive techniciste à la tectonique des textes par Bénédicte ETIENNE
Le récit et l’analyse de l’étude d’une œuvre intégrale menée avec des élèves de sixième est l’occasion d’une réflexion sur la question de la technique rapportée à l’apprentissage de la lecture littéraire. Si, dans les discours de dénonciation des programmes mis en place en 1996, la technique est surtout abordée en termes d’excès et de dérive, il s’agit ici de réfléchir à la manière dont elle peut être au contraire portée par une conception forte, qui en fait une instance d’élaboration du sujet-lecteur.
♦ Interactions langue-littérature et approches didactiques. Étude de manuels de troisième du collège par Déborah COIRAULT & Jacques DAVID
Nous proposons tout d’abord de passer en revue plusieurs problèmes didactiques liés aux emprunts souvent implicites dans les compilations ou transpositions attestées dans les programmes du primaire. Nous montrons ensuite comment les formulations didactiques de plusieurs manuels sont ainsi alimentées par des discours convenus, peu explicites qui conduisent les élèves vers des impasses procédurales. Pour ce faire, nous analysons les démarches induites de deux manuels de troisième, démarches qui semblent associer l’étude de la langue pour mettre en valeur des procédés littéraires, mais qui induisent en définitive des contresens en engageant les élèves dans l’étude à priori ou décalés de faits de langue et de textualité souvent très sophistiqués et abstraits, mais sans liens réels avec les phénomènes linguistiques et les effets de sens accessibles. Au delà de cette analyse critique, nous proposons une démarche qui part des interprétations issues du texte, voire des entours de ce texte, pour aller vers une analyse de ses caractéristiques et propriétés spécifiques, afin de montrer son efficacité littéraire, dans un double mouvement descendant puis ascendant.
♦ De la signature stylistique à la reconnaissance d’un style d’auteur par Sandrine VAUDREY-LUIGI
Je me propose dans cet article d’étudier la reconnaissance d’un style. Si cette expression semble a priori se situer du côté d’une sorte d’intuition littéraire, nous verrons qu’en réalité, elle mobilise plusieurs catégories. Il s’agit en effet de voir comment la reconnaissance d’un style croise non seulement la notion de stylème, d’idiolecte, mais également d’appareil formel et de patron littéraire. Reconnaitre un style ne saurait donc se limiter à chercher ce qu’il y a d’expressif dans l’œuvre d’un écrivain, mais traduit au contraire une attitude qui cherche à dépasser une frontière aussi éculée que stérilisante entre littérature et linguistique et permet d’aborder non seulement le style d’un écrivain, mais le style d’époque ou encore le style d’un genre. A partir de quelques exemples précis empruntés à la prose narrative du XIXe siècle et du XXe siècle, je montre que l’on peut considérer la stylistique contemporaine, conçue comme « analyse textuelle » non comme un ensemble d’outils au service des textes, mais comme un mode d’appréhension du texte littéraire.
♦ « La langue de Baudelaire » par Chloé LAPLANTINE
Cet article a pour objectif de distinguer la manière dont certains linguistes (Saussure, Sapir, Benveniste) approchent le texte littéraire, d’observer quel objet particulier ils en font, et aussi ce que le texte littéraire leur permet d’avancer dans leur recherche sur le langage en général. On réfléchira particulièrement sur le travail de Benveniste, et sur sa recherche restée manuscrite sur Baudelaire, qui appelle pour lui à une “conversion du point de vue”. Dans un projet d’article intitulé « La langue de Baudelaire », écrit en 1967 pour la revue Langages, on trouve une importante archive manuscrite (370 feuillets) contenant tout le laboratoire du chercheur : des relevés de termes, de vers, de fréquence, de temps verbaux, et des tentatives d’écriture, débutantes ou plus abouties, d’une théorie générale du langage poétique. L’analyse de ces matériaux montre que la linguistique peut être autre chose qu’une boite à outils pour l’analyse des textes littéraires. Et que pour certains linguistes la réflexion sur les langues et le langage n’est pas séparable de la réflexion sur la littérature.
♦ Quand littérature et langue s’intéressent au conte par Catherine BORÉ & Christian BOUILLON
Le genre littéraire du conte merveilleux est au point de départ de l’article, qui a pour but réfléchir aux approches mixtes possibles – littéraire et linguistique – du même objet. Quels problèmes rencontre-t-on sur le plan des méthodes (thématique, quantitative), des domaines (sémantique, stylistique, didactique), quand on aborde le concret des œuvres réunies en corpus générique ? Existe-t-il un continuum entre les diverses approches d’un même objet ou bien faut-il tracer des ruptures? On propose quelques éléments de réponse en s’appuyant sur un corpus de contes du XVIIe siècle (Perrault, Mme d’Aulnoy) pour éclairer le statut d’un sous-corpus de contes contemporains destinés à la jeunesse.
♦ Linguistique, Littérature, Discours Littéraire par Dominique Maingueneau
Ce qui pose problème, quand on considère les relations actuelles entre linguistique et littérature, c’est précisément le couple « linguistique et littérature » qui constitue l’axe de ce numéro. Un tel intitulé permet de rendre raison de la stylistique classique, qui s’appuie fondamentalement sur l’analyse et l’interprétation de faits de langue, mais il pose problème quand on raisonne en termes d’analyse du discours littéraire. Dans cet article on rappellera quelles sont les conditions de possibilité d’une démarche d’analyse du discours, qui s’avère difficilement compatible avec les approches qui « appliquent » la linguistique à un univers qui lui serait étranger. Il apparait ainsi que l’enseignant qui veut recourir aux sciences du langage pour appréhender la littérature a à sa disposition deux appareils conceptuels et méthodologiques : l’un essentiellement destiné à l’analyse de textes, l’autre qui met en cause toute opposition simple entre texte et contexte.
♦ L’analyse linguistique du texte littéraire. Une fausse évidence par Marie-Anne Paveau
L’article souhaite interroger le bien-fondé des liaisons tumultueuses et sans doute impossibles entre « littérature et linguistique », formulation simplifiée d’un dispositif plus complexe où entre la stylistique et d’autres disciplines ou pratiques, comme la grammaire et la rhétorique. Sont d’abord examinés les différents programmes disponibles sur le marché tant scientifique que didactique et éditorial ; puis sont décrits les verrous qui empêchent une articulation harmonieuse entre approches littéraires et linguistiques des textes, ressortissant essentiellement à une réduction des données linguistiques. Des obstacles puissants se dressent donc entre la lecture littéraire et la prise en compte des matérialités langagières, obstacles qui justifieraient un changement de point de vue sur la question.