Peindre une orange, bon, tout le monde est d’accord, il y a un concept d’orange. C’est une catégorie adoptée pour stade d’unité (de monade). Pourtant si on y pense il n’y a pas deux oranges pareilles, la notion d’orange est une notion idéale, abstraite, arbitraire. Il peint une orange, on reconnaît une orange, tout le monde est content. Mais si, changeant d’échelon, il peint : un fruit, des contestations s’élèvent, quel fruit est-ce ? dit-on. Et s’il peint (encore un échelon au-dessous) un végétal, c’est alors qu’on proteste ! Pourquoi est-ce cette catégorie : orange, précisément celle-ci, qui est réclamée en peinture ? Mais il y a plus. Ces catégories elles-mêmes : végétal, fruit, agrume, oranges, sont elles-mêmes des classifications fort arbitraires ; c’est des catégories auxquelles tout le monde est accoutumé par la force de l’habitude, mais on aurait tout aussi bien pu prendre l’habitude d’autres catégories. Par exemple quand on dit qu’une hirondelle poignarde le ciel. Eh bien oui, au lieu de grouper l’hirondelle avec cigogne pour instituer une catégorie oiseau, on aurait pu faire autrement, ranger hirondelle avec poignard (catégorie des objets pointus et perforants) et cigogne avec lampe électrique de bureau (catégorie haut sur pattes). Le rôle de l’artiste (disait le vieux peintre) et du poète est justement de brouiller les catégories habituelles, de les disloquer, et par ce moyen restituer à la vision et à l’esprit leur ingénuité, leur fraîcheur.
(Jean Dubuffet, Note à l’usage de Max Loreau sur les “formes” et les “matières”, in L’homme du commun à l’ouvrage, Paris Gallimard, 1973, p. 440)